Carnet
de notes de Philippe, soutenu par Isabelle et Maryse
Jour de Noël à Brenthonne (Haute-Savoie) / Marrakech.
16 heures : un petit café après la bûche, des
bises à toute la famille, et Anna et moi nous partons pour Lyon, où la grève des
agents de sécurité bat son plein, brisée par les gendarmes envoyés en
remplacement par Sarkozy – l'aéroport est presque désert, où sont les deux
heures d'attente annoncées ? Les agents du
service public sont efficaces, mais quelque part je suis rouge avec la honte de
penser que c'est grâce à des jaunes en bleu
que je dois de pouvoir entreprendre ce beau voyage...
Royal Maroc Air Lines, premières annonces en arabe, je ne comprends rien, deux mois d'Assimil pour en arriver là ! A Marrakech, l'aéroport est tout aussi calme – mais où sont les hordes de touristes de masse ? Taxi, je ne discute pas les 200 dirhams demandés pour la course jusqu'au riad Fantasia, à travers les larges avenues brillamment éclairées, nous passons devant la Koutoubia illuminée, et nous voilà déjà arrivés.
La porte d’entrée du riad Fantasia ne paye pas de mine, et ouvre sur une petite rue où un grand marocain coiffé d'un bonnet nous aborde avec un sourire que je juge commercial, je m'apprête à l'éconduire mais ô surprise, c'est Olivier ! L'intérieur du riad est très coloré, un peu vieillot, décoré à outrance, et finalement sympa comme tout. Nous retrouvons Romain sur la terrasse, il nous propose de nous accompagner jusqu'à Jemaa el Fna, c'est tout près, mais je suis un peu déçu de voir cette place mythique, que j'ai arpentée 33 ans plus tôt, dallée de pavés auto-bloquants comme n'importe quelle place d'Europe. Plus de terre ni de poussière dans ce repaire d'attrape touristes, encore assez nombreux malgré l'heure tardive.
De retour au riad, je laisse la princesse Anna seule dans sa chambre pour
partager celle de Jean-Marc. La première prière du matin me réveille à peine, et
je dormirai jusqu'au bout de la nuit.
J1 – el-tnine, Marrakech.
Le soleil n'est pas encore levé, mais de la terrasse, on a une vue superbe sur les sommets enneigés du Haut-Atlas, au-dessus des toits de la ville qui se réveille doucement. Petit déjeuner (baguette, pain au chocolat et café au lait, muy tipico!) avec la famille Malavergne puis les autres, et je pars avec Anna pour un grand tour dans les souks, jusqu'à la magnifique Medersa Ben Youssef, qui me rappelle furieusement l'Alhambra de Grenade avec ses colonnes, ses carreaux, son bassin... Je marchande comme un chef une serviette de toilette pour Anna qui a oublié la sienne, et un joli vieux bendir que je veux ramener à Eric-le-percu, qui n’a pas pu partir avec nous . Un gentil tourneur sur bois d'une incroyable dextérité fabrique devant nous en quelques secondes un bidule avec son foret à arc, actionné au pied, et l'offre à Anna.
Nous retournons au riad en nous perdant un peu dans les souks, les marchands ne
sont pas trop agressifs, peut-être grâce aux sacs en plastique que nous
trimbalons. Nous achetons quelques biscuits en vue du long voyage en car qui
nous attend, nos estomacs sont encore sous l'effet du repas de Noël. Toute la
troupe se met en route derrière Yann qui nous amène devant la Koutoubia, sur le
terre-plein central du carrefour le plus pollué du Maroc, au milieu des voitures
et des klaxons, où nous rejoignent 1 – les jeunes animateurs de Casablanca (Kira
13) qui partent avec nous pour Tagmoute, 2 – le pétulant Abdou, pâtissier à
Marrakech, originaire d'Assa et conseiller de
la municipalité de Tagmoute, qui veillera sur nous pendant tout le séjour, et 3
– les fanfarons arrivés du matin. Le car nous attend un peu plus loin, l'acolyte
du chauffeur installe soigneusement les bagages dans la soute et nous filons à
l'aéroport, pour passer y prendre les derniers arrivants. Jérôme et Renata,
partis deux jours plus tôt de Perpignan en Jumpy avec le souba de Philippe, annoncent leur venue et nous retrouvent au
péage de l'autoroute pour Agadir : tout le monde est là, aucune galère à
signaler malgré tous ces rendez-vous échelonnés, je n'en reviens pas !
Le car traverse la longue et monotone plaine maraîchère et arboricole de Marrakech qui se rapproche insensiblement de l'Atlas, que nous finissons par traverser. L'autoroute flambant neuve serpente dans un paysage absolument superbe, rehaussé par la lumière de l'après-midi. Voilà la plaine du Souss et ses immenses vergers d'arganiers.
La nuit tombe et un mince croissant de lune horizontal se lève, flanqué de Vénus, dans un ciel constellé d'étoiles dont la moitié ne me sont plus familières … Leur observation m'occupera pendant une grande partie du trajet.
Nous perdons une bonne heure à vainement essayer d'acheter des bières aux alentours de Taroudant, et finalement nous laissons tomber. A la pause, une station-service nous propose un casse-croûte à la marocaine (keftas, poulet aux lentilles ou tajine).
Il nous faudra encore presque quatre heures de virages (et un ou deux contrôles policiers, qui nous rappellent à une certaine réalité politique) pour rejoindre Tagmoute, de l'autre côté de l'Anti-Atlas, en passant par Tata et ses longues rues bordées d’arcades, où Hassan - le directeur du collège de Tagmoute, rencontré par hasard par Yann un an plus tôt, et qui est à l'origine de cette aventure - nous attendait depuis le début de l'après-midi.
Je reconnais dans la nuit la grande plaine de Tagmoute, repérée sur Google
Earth, aussi plate que l'immense lac qui devait la recouvrir auparavant,
il y a quelques milliers ou millions d’années. Le car s'arrête enfin,
semble-t-il au milieu de nulle part, en réalité juste devant la Dar el-talib de Tagmoute, la maison des élèves, où nous sommes
accueillis par les membres de l'association du festival.
Apparitions surréalistes que les silhouettes, tout de burnous berbères vêtus et encapuchonnés, serrant la main de chacun d’entre nous à peine réveillés, sous la lueur d’un réverbère, en échangeant le désormais quotidien « Salamalikoum ! Malikoum salam ! ».
Comme nous l'avait promis Abdou, nous soupons de semoule et de dattes avant de nous fourrer dans les confortables lits de nos dortoirs (un pour les hommes, un pour les dames - les couples, eux, ont droit à des chambres à l'auberge, située deux kilomètres plus loin). Il est quand même deux heures du matin, et mêmes les râles agoniques nocturnes d'Eric-Tuba ne m'empêcheront pas de dormir du sommeil du juste, moyennant d'indispensables bouchons dans les oreilles.
J2 – et-tlata, Tagmoute.
C'est le jour du marché, comme l'indique le nom complet du village, Tetla
Tagmoute, « Tagmoute du mardi » (il y en a d'autres au Maroc). Je me réveille le
premier de la chambrée, et je pars courir jusqu'au village, le soleil se lève
sur la plaine caillouteuse et éclaire les fantastiques montagnes qui
l'entourent, on les dirait peignées par un dieu fou sur des kilomètres de
long... L'air est froid, sec et pur, nous sommes à plus de 1200 mètres d'altitude et ça se sent. Sur la pente de la première colline
sont inscrits en gigantesques caractères blancs les mots « Allah, el-watan,
el-malik » (Dieu, le Peuple, le Roi ) ».
Tout le monde dort encore quand je reviens de mon petit jogging, je veux en profiter pour me laver à l'unique point d'eau chaude de tout l'internat – mais tout à coup je suis dépassé par une dizaine de jeunes garçons du dortoir voisin, qui se précipitent vers les robinets et les toilettes. Les élèves du collège ne sont pas en vacances et je leur laisse la place, en différant mes ablutions.
Le petit déjeuner est servi dans le réfectoire sonore où nous nous installons par table de huit (« tam-tam », en berbère) : pain trempé dans l'huile et le miel, c'est absolument délicieux, accompagné de thé ou de café. Nous faisons la connaissance du truculent (et très myope) intendant/cuisinier de l'internat, Bourak Hussein, habillé très classe, en garçon de café parisien (gilet, chemise blanche, pantalons rayés). Il est tout attendri par mes essais de parler berbère. Le cal qui orne son front dégarni indique que c'est un musulman très pieux.
Mohamed Bouhcine, professeur de français au collège et président du festival, me
parle de son engagement pour la démocratie et pour la cause berbère, derrière sa
discrétion c’est un homme passionnant et passionné : il est de la génération et
de la trempe de ceux qui font le « printemps arabe », et sa foi dans l’avenir me
remonte le moral.
Après quelques échauffements trompettistiques, je rejoins la fanfare qui se met en place pour défiler jusqu'à la place du village. Oulala ! Je joue vraiment très mal, qu'est-ce que je suis mauvais … Heureusement, le public est indulgent – et ne dispose pas de possibilité de comparaison, car de mémoire de Tagmouti c'est bien la première fois qu'une fanfare vient par ici !
Les femmes sont toutes voilées de noir, quel changement depuis mon premier
voyage en pays berbère ! Elles portaient
alors des coiffes multicolores, et les visages étaient découverts. Les dames
restent d'un côté de la scène, et les hommes de l'autre : ça, ça n'a pas changé.
Nous poursuivons par un deuxième set dans l'enceinte du marché, à des tempos que je trouve un peu funèbres. On y vend surtout des victuailles (légumes, dattes, olives), de la vaisselle, des outils, des vêtements et du tissu ; Isa et Anna s'achètent de quoi se faire un chèche. Posée sur une brouette, une tête de vache nous fait un petit clin d'œil à la Dali.
C'est l'heure de l'apéro : Abdou nous fait entrer dans une cour où nous buvons
le thé, après avoir accroché les trombones aux ferrailles qui dépassent du mur
en moellons. Nous retournons à l'internat en jouant, le soleil est bien chaud
maintenant. Nous y déjeunons d'un bon plat de bœuf en sauce avec semoule, pas de
couverts évidemment, nous nous débrouillons à la main en nous servant du pain.
Fruits pour le dessert, petite sieste de remise en forme après le thé, et nous
partons pour l' « auberge des couples », de l'autre côté de la palmeraie – c’est
là que sont hébergés les couples officiels du groupe, à l’écart des fanfarons
solitaires répartis en deux dortoirs distincts : filles et garçons.
Les plus courageux vont à pied, et profitent de la douceur de l’après-midi pour escalader la colline rayée derrière l'auberge jusqu'au petit col. Le panorama y est splendide, au sud la plaine de cailloux, la place et le souk de Tagmoute, l'oasis, et au nord la palmeraie qui serpente le long de l'oued à sec, bordés de hameaux en terre, serrés au fond de la vallée escarpée...
A la répétition, Daniel nous remonte les bretelles, et il y a de quoi. Ça joue mou, sans conviction, faux et pas en place... C'est un peu inquiets que nous partons à pied le long du lit de l'oued jusqu'au "stade" du village d'Aglagal, où les femmes et les enfants attendent notre prestation, avec les jeunes du Kira 13 autour de leur inénarrable entraîneur de foule et de bonne humeur Mohammed. Ouf ! la sauce fanfaronne prend enfin, avec un "Intié" mémorable.
Anna fait essayer sa petite basse à une jeune femme (voilée, comme toutes les autres), Isabelle son trombone, j'ai la larme à l'œil devant cette scène de fraternisation féminine...
Ceci sous l’œil quelque peu inquiet
de nos accompagnateurs, peu rassurés par l’enthousiasme des spectateurs devenus
musiciens, le temps d’un « pouet »…
Abdou me dit que les femmes de la montagne descendent pour les événements en début de soirée, restent à distance et s'en vont très vite. « Vous les avez rendues heureuses, elles n'ont jamais vu ça, elles sont excitées, elles vous remercient »
La nuit est tombée, nous passons prendre le thé à l'auberge avant de rentrer au bercail (toujours à pied pour les plus courageuses, Isa et Bénédicte, fascinées par la pureté du ciel étoilé… et la gentillesse des habitants croisés dans le noir de la nuit). Au menu, poulet et frites. Malgré la fatigue, nous sommes plusieurs à vouloir retourner sur la place où se tient un concert imprévu. Il fait un froid de canard, l'anorak est obligatoire. La place semble vide, recouverte de grands tapis « orientaux » de couleurs vives que les projecteurs rendent plus lumineuses - chaleureuses encore ; le public peu nombreux se tient en retrait sur le pourtour. Sur la scène, des percussionnistes chanteurs, un violoniste, une sono à fond, des projecteurs qui éblouissent l'assistance, tout est fait pour dissuader le public mais les chants sont beaux, les mélopées du violon envoûtantes... Les fanfaronnes ne résistent pas à rejoindre Mohammed de Kira13, déjà en piste, et se mettent à danser sur les tapis.
N'eussent été mon grand âge et la conscience aiguë de la dignité attachée à ma condition, je me serais volontiers laisser entraîner à quelques entrechats moi aussi...
« Maryse : Retour à pied dans la nuit noire pour nous deux, jusqu'à l'auberge à travers l'oasis, qui n'est pas sans nous rappeler la nuit noire de Port Tombouctou! Cette nuit noire dans laquelle on se perd avec un grand frisson pour réapprendre à voir à la lueur des étoiles et à marcher en écoutant son corps, dans le froid de la nuit qui te dit que tu es vivant: rythme des pas, vibrations des sens, lumière intérieure, finalement très proche des transes ahwash ! »
Au dortoir, je ne fais pas long feu pour plonger dans un sommeil de brute, bercé par un concert de ronflements largement dominés par les soli d'Eric.
J3 - l-arbe', Tagmoute.
Le soleil se lève vers 7h30 et je le salue en gambadant dans le village qui se réveille. La complexité du maniement du chauffe-eau et l'état des toilettes n'altèrent pas ma bonne humeur.
Nous partons en car pour Assa, le village natal d'Abdou, à 12 kilomètres en remontant l'oued par une route magnifique, bordée d'arbres et de champs d'un vert printanier, contrastant avec les rouges et les ocres des falaises sous le bleu intense du ciel. Ça et là, deux femmes conduisant un âne, une vieille paysanne armée d'une grande perche pour faire tomber les olives, un cultivateur et sa pioche...
Le douar d'Assa est construit en terre, comme tous les autres, certaines maisons
abandonnées sont éventrées. Le car s'arrête devant l'unique boutique du village,
où les fanfaronnes font des emplettes (ça ne doit pas arriver très souvent qu'un
car entier de richissimes roumis passe par
ici...). Abdou nous demande de jouer en marchant sur la route, il commence à
faire chaud, ça monte un peu et c'est crevant. Un bon kilomètre plus tard, nous
arrivons à destination : au bord de l'oued asséché, des rochers brunâtres sont
couverts d'inscriptions en écriture tifinagh gravées, qui ressortent plus
claires, en négatif. On dirait un peu du phénicien ancien...
Pendant que fanfarons et comédiens se
dispersent en escaladant la roche, Hassan me parle des berbères et de leur
passionnante
histoire plurimillénaire. Les jeunes du Kira 13 chantent des chansons,
pour la plus grande joie d'une toute petite dame berbère,
Malika , seule femme non voilée osant nous approcher, un peu simplette
elle danse avec eux et nous accompagnera pendant toute notre visite.
Retour en fanfare à pied à travers les étroites ruelles du douar d'Assa, bien plus grand qu'il n'y paraissait vu de la route (350 familles !). Nous nous arrêtons de jouer en passant devant les vaches qui partagent la vie des habitants. Nous enjambons un très vieil homme, allongé à même le sol, qu'Abdou embrasse chaleureusement : c'est son oncle, et il a 107 ans ! Au même moment passe une vieille dame, guère plus jeune, courbée en deux sous un énorme ballot de paille...
Abdou nous fait visiter l'agadir (grenier collectif fortifié) du village, encore en activité malgré son état de délabrement : c'est là que les villageois stockent leurs richesses, chaque famille dispose d'une cellule donnant sur une cour centrale, on y accède par des espèces d'échelles en tronc de palmier creusés de vagues marches, il faut être chèvre ou femme berbère pour monter là-dessus. Les portes des coffres de cette banque ont des serrures et des clés en bois, parfois des cadenas plus modernes.
Abdou nous montre l'excavation creusée dans une pierre où les gardiens de l'agadir préparaient la poudre à fusil et se la répartissaient pour en assurer la surveillance. Ce fort Knox sert aussi de bourse, il s'y tient de temps à autre un marché où s'échangent produits de récoltes et autres biens. Le capitalisme ultra-libéral est-il né dans l'Anti-Atlas ?
Abdou nous présente le chef des gardes, tout de bleu
vêtu et enturbanné de jaune pour notre visite, qui porte des clés autour
du cou... C'est un homme important dans l'économie du douar, comme celui qui
gère les temps de distribution de l'eau dans les canaux de la palmeraie.
Après un petit concert sur une placette ombragée, devant un public composé surtout de femmes et d’enfants, qui nous accompagnaient, pour la plupart, depuis l’entrée du village, nous montons jusqu'à la maison des associations où nous buvons le thé. C'est un grand édifice d'une belle couleur rose, qu'Abdou est fier de nous présenter et à la construction duquel il a largement contribué. Mohammed du Kira 13 nous fait hurler de rire avec ses jeux malins pour gosses de colonies de vacances ("pilpilli pilpilli", etc..). Il faut signaler que KIRA13, créé par Mohamed, mène par le rire et le chant une action éclatante auprès de l’enfance et du handicap à Casablanca et ailleurs !
Dernier baroud fanfaron à Assa avant de reprendre le car pour un couscous-légumes bien mérité, agrémenté de la courge ramenée de Perpignan par Jérôme. Même pas le temps de faire la sieste, il faut repartir à l'auberge des couples (c’est l’appellation devenue officielle de la seule auberge de la région) où nous devons répéter avec des musiciens ahwash.
A notre arrivée, un homme
d’Assa confie ses deux jeunes filles à Isabelle pour l’après-midi, le temps de se rendre
à Tata faire quelques courses…
Daniel commence par un bon resserrage de boulons, les morceaux sonnent mieux. Jean-Louis se fait coacher au tom-basse par son collègue berbère, et s'en sort très bien. Abdou nous montre comment danser, les bendirs ahwash apprécient Youm Malqaq et De Turk.
En retrait, dans le fond de la cour, les femmes des alentours se sont regroupées et accompagnent chacun de nos morceaux par des chants et des youyous stridents… malgré les voiles recouvrant presque entièrement leur visage, les échanges fusent : échanges de regards, échanges de youyous, échanges de rythmes de mains, échanges de sourires…
Un copain d'Olivier, originaire lui aussi d'Arles, débarque avec son sac à dos :
c'est Jodi, un prof de musique bon connaisseur des musiques arabes, et qui me
donnera les paroles du très beau et très ancien chant en 5/4 "Lamma Bada" (que
je veux arranger pour fanfare).
La nuit tombe, la lune s'est éloignée de Vénus pour se rapprocher de Jupiter, au zénith. L'aubergiste nous offre le thé - le rituel du thé à la menthe accompagné de dattes de la palmeraie voisine, servi sur la terrasse de l’auberge, récompense nos efforts ahwasho-fanfaronnesques.
Le car nous dépose sur la place, devant les tentes des dames à qui nous achetons des belles et des bonnes choses, sans trop chercher à marchander vu le cadre associatif de ce petit marché artisanal - une association de femmes pour les femmes « association pour le développement des actions des femmes en milieu rural », des femmes engagées, actives, non voilées, contrastant avec la nuée de femmes voilées croisées sur la place.
Au menu du soir, riz et sauce, après une mémorable séance d'apéro-dortoir où mon lit sert de bar (clandestin). Est-ce pour cela que les ronflements de mes congénères seront particulièrement vigoureux cette nuit-là ?
J4 - el-khmiss, Tagmoute
Je commence la journée par un grand footing de 6 kilomètres dans la plaine, vers
les "îles" que je n'arrive pas à atteindre (très difficile d'apprécier les
distances, sans aucune végétation pour donner des points de repères). Au retour
de ma course, le soleil se lève dans mon dos et c'est le flash total,
l'émerveillement absolu devant la symphonie de couleurs qui se déploie sur les
montagnes, devant mes yeux...
Bien plus tard, quand tout le monde est enfin levé, nous partons à pied vers la palmeraie, accompagnés par une caméra de télévision, un reporter télé et son assistant-opérateur, et un journaliste radio, et les deux gendarmes en uniforme chargés de notre sécurité (!), sympathiques pandores, Dupond et Dupont jusqu'aux moustaches, qui ne nous quitteront pas d'une semelle pendant tout notre séjour, dormant eux aussi à l'internat.
Une sécurité se justifiant, m'a-t-on dit, parce qu'on était aux portes du désert...
Après un bon kilomètre sous le cagnard, qui fait vite regretter à certains
d'être partis en anorak, nous traversons le lit de l'oued et nous arrivons
devant un cheval à l'orée de la palmeraie, puis au grand bassin où les
palmiers-dattiers se reflètent dans l'eau verdâtre ; je ne résiste pas à la
tentation d'y plonger ma trompette et de jouer "Stars & Stripes" en faisant des
bulles. C'est un endroit magnifique, où il fait bon s'installer pour une grande
répétition, à côté d'une dame qui ramasse ses olives, et une longue séance de
photos de groupe. Les oiseaux chantent avec nous, dans ce décor de tapis persan
et de mille et une nuits...
Il est l'heure de repartir... Le dar el-talib grouille de monde, les invités du festival sont arrivés, comme nous ils sont nourris au réfectoire par notre intendant cuisinier, qui ne sait plus où donner de la tête, d'autant plus qu'il fait aussi répéter les enfants du collège en vue du spectacle du soir. Après une petite sieste, je pars faire un tour vers la place, partout des gens s'affairent, discutent, commercent, attendent... Un monsieur m'invite à rentrer derrière une bâche dans un espace qui n'est pas encore ouvert au public où sont exposés des objets usuels et des outils utilisés par les paysans berbères : pilons et mortiers, métiers à tisser, poteries décorées, peignes à carder... Je suis fasciné par un moulin à farine portatif en pierre, dont j'ai vu exactement le même modèle dans un article de "Pour la Science" consacré aux débuts de l'agriculture dans le croissant fertile, vers 10.000 avant J.C. !
Je rejoins la fanfare, qui va avoir l'honneur d'inaugurer la première soirée du festival et se prépare à jouer sur la place, mais tout prend du retard, car les officiels ne sont pas arrivés - contrairement au froid et à la nuit qui nous saisissent, malgré le thé du « bistro » du coin qui devient vite notre siège social.
On nous installe sur les chaises en plastique blanches, avec les personnalités,
pendant que le bas-peuple reste de l'autre côté des barrières, les femmes à
gauche de la scène et les hommes à droite. L'immobilité et le froid rendent
l'attente difficilement supportable, jusqu'à l'ouverture du festival : discours,
sketches, spectacle des enfants sur l’air de l’hymne national marocain (dirigés
au sifflet par Bourak Hussein l'intendant-cuisinier, décidément l'homme à tout
faire du collège de Tagmoute !), et enfin c'est à nous ! Mais le public se
disperse pendant notre prestation... Jouons-nous donc si mal ? Abdou nous
rassure, ou nous console : il est neuf heures du soir, et les gens vont manger !
Nous aussi nous commençons à avoir faim, et après cinq morceaux héroïques dans
une ambiance devenue glaciale (où je tire de bien vilains sons de ma trompette
gelée) il fait bon retrouver la tiédeur de notre ruche pour une collation très
appréciée.
Mais nous ne voulons pas rater la suite du spectacle, et nous retournons vite devant la scène, avec deux ou trois couches d'habits supplémentaires.
Ça commence avec "l'ahwash des esclaves" : une vingtaine d'hommes en djellabas bleues, à la peau très sombre, arrivent sur les tapis. Le tambour basse joue un rythme lancinant en 4/4, sur lequel se greffent les deux bendirs et un karkabou ; les batteurs se disposent en carré, face à face, comme les chanteurs du tabala de Kébémer, et les danseurs s'alignent derrière eux en psalmodiant des mélopées en question-réponse et en tapant dans les mains. Par moment, un ou deux danseurs se détachent de la ligne et comme de grands oiseaux bleus exécutent quelques pas, façon sabar sénégalais ...
Je suis assis à côté du journaliste de la télévision berbère, qui m'explique que
ce groupe vient d'un village du sud appelé Touzounine, peuplé de descendants
d'esclaves noirs (dont la ville de Tata était un centre de trafic important), et
qu'il joue un ahwash très particulier, pas très éloigné de la musique gnawa
d'Essaouira et d'Agadir.
La transe arrive progressivement avec l'accélération insensible du tempo, c'est absolument irrésistible et je lévite à 10 cm au-dessus de mon siège comme si j'avais fumé trois pétards... Curieusement, personne ne vient rejoindre les danseurs, pourtant ça me démange !
La danse prend fin sur une formidable cadence de bendirs, les danseurs s'immobilisent face au public, les tambourinaires posent leurs instruments, et vient la poésie, chantée par les aèdes du groupe - dont l'un, qui porte un turban blanc, doit être un "haddj", qui a accompli son pélerinage à La Mecque. Quelle frustration de ne rien y comprendre, alors que mon voisin et le public semblent fascinés par les paroles déclamées ... Il s'agit d'improvisations à la fois littéraires et musicales, ponctuées par des sortes d'amens chantés par tous les autres musiciens-danseurs.
Le cycle danse-poésie recommence une ou deux fois, je ne vois plus le temps passer.
Je crois que nous avons rejoué un peu, mais je ne m'en rappelle plus très bien.
Pour nous réchauffer, à l'entracte nous achetons du café brûlant, sucré, poivré et bourré de cannelle, proposé par un vendeur ambulant : c'est aussi bienfaisant que le vin chaud de chez nous !
Vient ensuite la surprise de l'ahwash des enfants du collège, toujours sous la
férule de Bourak l'intendant-cuisinier qui arbore un beau fez rouge au-dessus de
sa tenue habituelle. Les gamins se débrouillent très bien, on voit qu'ils
baignent depuis tout petits dans ce style de musique (mais est-ce de la musique,
ce spectacle total, ou de "l'opéra berbère" ?).
Ce sont les ahwash de Tagmoute qui finissent la soirée : les danseurs-chanteurs, plus nombreux, s'installent en cercle et semblent entraînés par le groupe des batteurs comme par une roue dentée intérieure. A côté de la section des percus (deux bendirs, deux tambours basses, un karkabou), et se déplaçant avec eux, un leader dirige les danseurs. Au centre du cercle, à la place du moyeu de la roue, un gars joue d'une sorte de cendrier renversé en métal (le "naqus" ?) qui donne un son très clair, "ting-ting-ting", et qui tient le rythme tout le long de la danse. Il faut ajouter à tout ce monde les deux caméras de télé et le projecteur, à la place du feu de bois auquel on s'attendrait, et qui envoie des ombres surréalistes sur les murs qui entourent la place...
Et là, c'est vraiment "rencontre du troisième type", je m'attend à tout moment à
voir un énorme vaisseau spatial rempli de petits hommes verts se poser lentement
au milieu du tapis, sous le ciel étoilé ... Je dois me pincer pour vérifier que
je ne rêve pas, que je suis bel et bien assis sur une chaise, dans un village de
l'Anti-Atlas, par plus de 1000 mètres d'altitude, qu'il fait nuit et que
j'assiste à un des spectacles les plus extraordinaires qu'Allah m'ait permis de
voir... Fantastique ronde très lente, rythmée par les chants alternés et les
claquements de mains, ensemble parfait des mouvements verticaux très sobres du
corps des danseurs, qui semblent onduler au rythme des tambours qui s'embrasent,
et à ce moment ce sont les épaules qui se mettent à vibrer pendant que la
pulsation accélère (parfois en 5/8, me semble-t-il), et qu’à droite de
l'assistance surgissent quelques youyous. Je suis complètement hypnotisé, pris
dans la transe, quand vient le tour des aèdes. Tout le monde se met en ligne et,
armés d'un micro, trois chanteurs se succèdent, dont un très vieux et
visiblement très respecté. Chacun chantera trois fois, pendant que les
percussionnistes accordent leurs bendirs à la flamme d'un feu allumé sous la
colonnade, derrière la scène.
Vaincu par le froid, la fatigue, et la longueur des improvisations, je pars me coucher après la deuxième ronde, sans attendre le tour des aèdes, dont les chants montent vers les cieux au-dessus des lumières du village pendant que je disparais dans la nuit (façon de parler, car le dar el talib est construit au bord d'une large avenue bordée de hauts lampadaires, d'une verticalité par ailleurs assez aléatoire...).
J5 - ej-jem'a, Tagmoute
Lever aux aurores pour les courageux-geuses qui vont entreprendre la traversée Assa-Tagmoute par le sentier de la montagne - pardon : la "trace des pieds des gens qui sont passés", pour reprendre la belle expression d'Abdou, qui a décidé de nous accompagner, faute d'avoir pu nous trouver un guide en cette saison de cueillette des olives, qui mobilise toutes les forces vives du douar.
La veille, Hassan m'avait dit qu'il était soucieux à notre sujet, et qu'il ne voulait pas qu'il nous arrivât quoi que ce soit dans cette aventure qu'il jugeait périlleuse. Je l'avais rassuré sur les compétences et la résistance des randonneurs-euses chevronnés-ées qui participeraient à l'expédition.
Nous sommes finalement 11 à nous entasser dans le jumpy de Jérôme et Renata, débarrassé de tout son mobilier, dont deux jeunes de la troupe du Kira 13, Ayoub et Azdine. Il fait froid au fond de la vallée, le soleil n'éclaire encore que les sommets des montagnes. Arrivés à Assa, surprise : le cousin d'Abdou, qu'il n'avait pas réussi à joindre hier, a eu vent de notre projet et a réquisitionné un autre cousin, Ahmed, pour nous guider. C'est donc solidement encadrés que nous partons sur le chemin qui commence par traverser la palmeraie, où nous rencontrons les femmes qui partent aux olives avec leurs grandes perches, et un homme en bottes, la pioche sur l'épaule.
Nous arrivons au pied du "chemin des femmes" - ici, ce n'est pas forcément pour dire qu'il est facile, bien au contraire : c'est celui que les dames prennent pour aller au marché ou faire paître les chèvres, pendant que les hommes boivent le thé ou tiennent boutique.
Ceci dit, la redoutable traversée qui inquiétait tant Hassan se résume à une montée en pente douce d'une demi-heure, sur un chemin extrêmement bien tracé. Mais nous sommes cependant heureux d'avoir nos deux guides, Abdou pour la conversation et Ahmed pour le thé qu'il nous prépare une fois arrivés au petit col où nous restons près d'une heure à lézarder au soleil qui commence à bien nous réchauffer.
Je l'admire d'avoir pu trouver assez d'épines et de brindilles dans ce paysage lunaire pour allumer un feu capable de faire bouillir l'eau de la théière...
Du col, nous avons une vue imprenable sur la palmeraie qui suit les méandres de l'oued en bas de la falaise escarpée d'où nous la surplombons. De l'autre côté, le paysage où nous redescendons est beaucoup plus aride.
De toutes parts, les rochers et les cailloux portent les traces de milliers d’années d’érosion hydrique, sculptant leur surface tantôt d’empreintes quasi-digitales, tantôt d’aspérités très coupantes, tantôt de sortes de mini-stalactites… Une étrange impression naît de ce paysage désertique et nu, paradoxalement forgé par l’élément eau…
Nos guides nous montrent l'endroit où les passants déposent une goutte d'huile
sur la pierre, en souvenir de tous les défunts de la communauté. Plus bas, une
ingénieuse citerne récupère l'eau des orages pour faire boire les chèvres.
Bien qu’apparemment désertique et naturel, le paysage est façonné, que dis-je sculpté de petits murets en pierre aménageant de minuscules terrasses de culture. Quel visage peut alors revêtir ce paysage de cailloux à la saison des pluies ???
Nous croisons deux dames qui reviennent de la zaouïa de Sidi Daniel, puis nous doublons un berger qui court après ses quelques brebis maigrelettes. Le sentier coupe les méandres de la vallée qui s'est élargie pour rejoindre le douar d'Aglagal, où nous avons joué le premier jour : le village est très étendu, nous passons d'abord à côté du tombeau de Sidi Daniel et de la petite mosquée attenante (l'ensemble formant la zaouïa). Abdou m'explique les origines juives de ce saint homme, dont le tombeau - une pierre de 7 mètres de long - est un lieu de pèlerinage ; par humilité, il n'a pas voulu de minaret ou de coupole au-dessus de sa tombe, et toutes les tentatives ultérieures de lui dresser un monument se sont soldées par un écroulement...
Un peu plus loin, une école maternelle : par la porte ouverte de cette petite
bicoque isolée et sans fenêtre, nous apercevons la maîtresse qui parle aux
enfants en tenant à la main une longue baguette... D'une autre maison s'échappe
une odeur délicieuse, c'est le moulin à huile, on nous invite à entrer : dans
une ambiance enfumée assez irréelle, deux meules de pierres actionnées par un
moteur électrique tournent autour d'un pivot et écrasent les olives. L'huile
s'écoule par une rigole creusée dans la dalle circulaire en pierre. Les meuniers
(?) s'affairent et récupèrent soigneusement le moût dans des gros sacs, ils
serviront de tourteaux pour le bétail.
Plus loin, nous verrons un moulin du même type, à une seule meule, qu'on actionne à la main ou plutôt à l'âne... Nous sommes encore chez un parent d'Abdou, qui veut nous offrir le thé, mais celui-ci décline l'offre, nous avons pris du retard et la route est encore longue, d'autant plus que nous sommes invités à prendre le petit déjeuner chez sa belle-soeur d'Aglagal.
Et quel petit déjeuner ! un panier rempli de pains tout chauds, à tremper dans deux sortes d'huile d'olive ; de la « vache qui rit » locale de la marque « les enfants », du pâté halal (en forme de saucisson à l’ail), du beurre, des biscuits, du thé, et d'énormes et succulentes dattes, celles qu'on réserve habituellement aux invités de marque. Dans un coin, prodigieux décalage, la télévision diffuse "des chiffres et des lettres" en français... Je téléphone à Hassan pour prévenir que nous aurons "un quart d'heure" de retard sur le rendez-vous prévu, et qu'il ne faudrait pas nous attendre si ça se prolongeait.
La belle-soeur d'Abdou nous invite à monter sur sa terrasse, où sèchent des
montagnes d'olives et de dattes ; à côté, des maçons s'activent sur un chantier.
Abdou nous invite à nous servir et nous fourre des poignées de dattes dans les
poches.
Il faut vraiment repartir, la belle-soeur nous fait accompagner par quelqu'un de sa famille qui connait un raccourci. Il y en a encore pour trois bons quart d'heure à travers les jardins et la palmeraie, dont nous admirons la complexité des canaux d'irrigation qui se ramifient, confluent dans des bassins, se croisent en passant en siphon l'un en-dessous de l'autre... Du blé pousse dans d'adorables petites parcelles soigneusement entretenues, d'autres portent des vergers d'amandiers, d'oliviers, et très haut au-dessus de nos têtes se balancent doucement les palmes des dattiers chargés de fruits... Les oiseaux chantent, l'eau gazouille, les feuillages diffractent les rayons du soleil en vibrantes tâches impressionnistes, ya d'la joie...
Ahmed nous laisse à l'entrée de Tagmoute pour repartir à Assa. Nous avons près d'une heure et demi de retard, mais les minibus qui doivent nous emmener à Aït Kin viennent seulement d'arriver, ce qui me soulage d'un grand poids de culpabilité.
Cap à l'ouest à travers la grande plaine sur la piste rectiligne et
poussiéreuse, dans deux minibus, escortés par nos gendarmes dont la voiture
manque de se renverser dans un périlleux passage (la piste encore en
construction était en travaux, et il a fallu retrouver l'ancien chemin). Isa et
Bénédicte montent sur le toit, à l'africaine, avec quelques jeunes du Kira. En
sortant de Tagmoute, nous avons laissé les retardataires Jérôme et Renata sur le
bord de la route, ils en profiteront pour se reposer après la fraîche nuit
passée dans leur fourgonnette.
Les passagers-gères du toit du minibus entonnent l’air à présent célèbre de « la mimouna » en s’accompagnant de palmas sonores : quel bonheur absolu d’être là ! « Lalla lalla mimouna... Ya Isa bent el biladi / melli tchekber inch’Allah / ra nechri lik tayyara / bach towasel ‘badla ! ».
Un homme vient en VTT à la rencontre du convoi : c'est l'instituteur d'un petit douar perdu à 6 kilomètres au-delà d'Aït Kin, qui profite de la pause de midi pour nous rencontrer et nous parler de sa classe, où il n'a que deux élèves, des jumeaux...
Aït Kin est déjà très excentré par rapport aux grands axes de circulation. Nous
visitons longuement ce beau village en terre, où l'on pénètre par une grande
porte. C'est l'heure de la grande prière du vendredi, diffusée par les
haut-parleurs de la petite mosquée. L'agadir est bien conservé et même restauré,
les portes des greniers sont peintes de délicats motifs géométriques ; mais il
n'est plus en activité. Les enfants du village et quelques femmes nous
observent, curieux et intimidés.
La plus grosse maison était celle du notaire, comme en témoigne les plaques de bois recouvertes d'inscriptions en arabe qu'on nous présente comme des contrats de mariage. Cour centrale et balcon à colonnade ouvragées, plafonds en branches soigneusement entrelacées, porte sculptée aux ferrures tarabiscotées, il devait faire bon vivre dans cette demeure malheureusement bien abîmée... Abdou, Hassan et leurs associations sont conscients de la richesse de leur patrimoine, mais qu'en pensent les villageois de base ? Ils ont certainement des choses plus urgentes à gérer que la restauration des bâtiments en terre, qui doit coûter une fortune... ...
La grande force et l'intelligence de leur action, c'est de lier tout ceci au développement rural : préservation de l'environnement, restauration du patrimoine, réappropriation des arts et traditions et projets éducatifs, juridiques (droits de la femme, des enfants), etc... avec l'échange culturel comme moteur d'action .C'est vraiment vivant !
Autrefois, quand quelqu'un voulait construire une maison à un étage, il devait attendre deux ans que les murs du rez-de-chaussée soient suffisamment durcis et solides. Sans parler des enduits à l'oeuf, des charpentes en palmier... On savait se donner le temps et utiliser les matériaux locaux. Aujourd'hui, c'est le moellon de béton qui prévaut, catastrophe écologique et mauvais isolant thermique...
Sur le chemin du retour, Anna a rejoint Bénédicte et Isa sur le toit du minibus pour goûter au grand bol d’air pur et vivifiant. Un énorme camion vient à notre rencontre, en soulevant un monstrueux nuage de poussière. Sur le toit, les filles vont s'en prendre plein la tête ! Mais galamment le camionneur s'arrête pour nous laisser passer.
L’équipe des filles de choc explose
de joie devant le spectacle grandiose qui défile…
Festival + jour de la prière = le dar el talib est une véritable ruche, les invités vont et viennent de tous les côtés. Après le bœuf à la sauce, une petite sieste est la bienvenue. Le car doit nous amener à « l'auberge des couples » pour une ultime répétition avec les ahwash avec qui nous devons jouer ce soir, avant de reprendre la route pour Marrakech dans la nuit - déjà ! Mais le chauffeur est introuvable... Nous l'attendons très longtemps, j'en profite pour faire ma valise.
Nous offrons une aubade aux cuisinières pour les remercier de nous avoir si bien préparé à manger, toute la fanfare s'entasse dans la petite cuisine et joue doucement « lou pintou », du coup c'est très joli.
En montant dans le car, changement de programme : finalement Mohamed, le président du festival qui nous accompagne de sa présence discrète depuis le début du séjour, nous propose de répéter en public sur la place ! Le chauffeur nous y laisse, nous avons donc mis une heure et demi à faire 500 mètres en car.
Nous nous installons sur un côté de la place, et pas au milieu des barrières : du coup le public perd ses repères.
Les femmes, très nombreuses en cette heure de la journée, et les enfants ont les meilleures places, nous faisant face : les hommes sont contraints de s’agglutiner derrière nous.
Notre prestation les amuse visiblement beaucoup...
Fidèles à leur principe (honneur aux femmes de la section trombone-petit tuba !), Anna et Isa entament seules, tout à tour, « la médina » et « Youm malquaq ». Puis, à la faveur d’une tournerie de chorus qui n’en finit plus, elles s’égaient dans le public des femmes, telles deux véritables électrons libres, pour le plus grand bonheur de leurs homologues qui exultent sous leur voile noir. Le bonheur d’instants de pur échange fraternel…
Pendant que les uns prennent le thé à notre siège social, les autres font leurs dernières courses. Les couples vont à leur auberge pour boucler leurs bagages, c'est un peu compliqué pour Hassan, qui fait la navette avec sa petite 206, et qui est bien occupé par ailleurs.
Dernier apéro au dortoir, sur mon lit. Fatima, sachant que Cécile n'a pas pu
m'accompagner, me remet à son intention un très joli drap brodé par sa sœur.
J'ai du mal à retenir mes larmes - non : je pleure comme un veau, bouleversé par
ce geste d'amitié ... Je sais maintenant que je reviendrai à Tagmoute.
Bourak l’intendant-cuisinier-surveillant général-maître à danser nous a préparé un repas de gala : poulet ET bœuf ! Mais j'apprends que grâce à nous les élèves du collège n'ont mangé que des lentilles pendant toute cette semaine, et ça passe un peu moins bien...
C'est la cérémonie des adieux : tout le monde se retrouve dans la salle où le chauffeur essaie de dormir, pour lui c'est raté, il devra attendre la fin des discours, des photos, des cadeaux : Yann remet à l'association le reliquat de la caisse du voyage, nous recevons chacun un calendrier romain / musulman (nous sommes encore en 1433) (c'était donc bien un voyage dans le temps!), des petits drapeaux français et marocains, et Jacques en tant qu'ancien est couvert d'honneur. L'hymne national marocain (qui se termine par "allah, el-watan, el-malik") est chanté, mais nous évitons la marseillaise. Je donne ma casquette de marin à mon pote clown du Kira 13. Le président de l'association qui nous reçoit demande à Isabelle de prendre la pose avec lui pour la photo : Isa femme libre occidentale à la chevelure dénouée sur fond de femme voilée peinte sur le mur, quel contraste !
Il fait à nouveau bien froid quand nous retournons sur la place, où je bois mon douzième thé de la journée, suivi plus tard d'une tournée de café-cannelle.
Nous assistons au spectacle des enfants - toujours menés au sifflet par le fez rouge en gilet noir - puis c'est à nous, pour deux morceaux seulement, avec cinq percussionnistes ahwash aux bendirs (mais pas de tambour basse). Nous exécutons le "Nihavent Oriental" et "Youm Malqaq", les ahwash paraissent très contents.
Beaucoup de monde ce soir, le public envahit les tapis, on rajoute des chaises pour nous faire asseoir pendant les discours et les intermèdes assurés par les enfants ou les comédiens. Yann, Daniel, Jacques et Isabelle sont invités sur la scène pour représenter la fanfare, Yann improvise un petit discours très simple et émouvant. On lui remet un cadeau, une peinture représentant Tagmoute, Marrakech et ... le Castillet de Perpignan ! C'est une œuvre de l'artiste du Kira 13 qui a aussi décoré de fresques l'entrée et le réfectoire du dar el talib pendant notre séjour.
Voilà enfin le groupe d'ahwash de Tata : impressionnant ! Une quarantaine de danseurs, fins et élancés dans leur djellaba couleur crème sur lesquelles pendent les poignards rituels dans des fourreaux bleus... Ils forment une ronde immense, une roue cosmique qui tient tout juste sur l'espace disponible des tapis, dans un ensemble parfait. Je croyais avoir tout vu la veille, mais visiblement ils sont encore meilleurs. Les percussionnistes sont plus nombreux, les bendirs intègrent la ronde des danseurs, face aux tambours et karkabous qui tournent lentement avec eux, pendant que le daqus y va de son ting ting ting au centre du cercle. A un moment, il est rejoint par un flûtiste qui joue d'une toute petite flûte en métal, en déroulant de longues phrases d'improvisations soufies... C'est tout bonnement extraordinaire. Je me souviens d'une nuit passée auprès d'un feu dans le Haut-Atlas, voici plus de trente ans, où les femmes chantaient et dansaient autour des hommes jouant le bendir. Les mouvements légers et gracieux des ahwash de Tata ont en effet quelque chose de très féminin - souvenir des temps où les femmes avaient le droit de danser en public ?
Les danseurs se tiennent parfois par la main, puis se lâchent pour des palmas enragées qui contrastent avec la douceur et la sobriété de leurs pas et des mouvements de leurs corps et de leurs épaules, qui se mettent à frétiller. Les rythmes sont saisissants, ils sont à un moment sur un 6/8 tout en inflexions infimes, asymétriques, que nous aurions beaucoup de mal à tenter de reproduire... Les bendirs me paraissent accordés sur trois tonalités, aigue, médium et grave (mais c'est peut-être une déformation de mon oreille fanfaronne) ... En tout cas, c'est ENORME !!!
Et tout à coup j'avise qu'un danseur n'est pas comme les autres, et mon cœur
s'arrête de battre: c'est Jérôme, qui s'est joint à eux dans sa tenue assez
extravagante de fanfaron berbérisé (heureusement qu'il a enlevé ses lunettes de
ski...), et s'intègre très sérieusement dans la troupe, tout le monde sourit
mais ce n'est pas du tout ridicule, il se concentre pour suivre les mouvements
de la danse et se débrouille fort bien, il ne se dégonfle
pas et tient son rôle même quand des rangées de danseurs se détachent aux quatre
coins cardinaux de l'espace scénique, face au public. Je suis estomaqué par la
façon dont il se fait accepter par ses voisins de danse, qui l'aident et
l'encouragent... Je n'ose pas imaginer comment un berbère vaguement accoutré en
catalan aurait été accueilli à Perpignan par des danseurs de sardane. Sacré
Jérôme !
Mais voilà, il faut partir, sans attendre la fin de cette mille-deuxième nuit qui s'écrit sous mes yeux, quitter Tagmoute et ses montagnards berbères, s'arracher à ces lieux bibliques, à cette oasis où l'eau et le temps s'écoulent comme il y a deux mille ans...
J6 es-sebt – Tagmoute, Marrakech
Après les ultimes adieux aux amis de l'association, devant la porte du dar el-talibe, il est une heure et demi du matin quand le car largue les amarres et s'éloigne dans le noir océan de la nuit. Les lumières de la fête rapetissent et finissent par disparaitre au bout de la longue ligne droite, sous la lune en croissant en conjonction avec Jupiter, nous avons tous le cœur gros, mais la fatigue l'emporte et je m'endors très vite, bercé par les virages de la descente sur Tata, pour réémerger quatre heures plus tard vers Taroudant. L'aube blanchit l'horizon dans la vallée du Souss, et le soleil se lève sur les splendides paysages de la montée du Haut-Atlas.
Petit déjeuner sur une aire d'autoroute, où nous créons la panique dans le restaurant, comme un car de retraités hors saison sur la route du Mont Saint-Michel.
Vers 10h30, tout le monde est bien réveillé grâce aux tubes des Kira 13, parmi lesquels "la Mimouna" restera particulièrement gravée dans nos mémoires. Nous arrivons à Marrakech, où le chauffeur nous dépose avec maestria tout près du riad, dans un indescriptible flot de circulation, sans écraser personne. Nous proposons aux jeunes de Kira 13 de rester avec nous pour la nuit de la Saint-Sylvestre, mais ils déclinent l'invitation, sauf Ayoub, qui a de la famille sur place : l'hôtel est bien trop cher pour eux, même si nous les aidons, et ils repartent pour Casablanca.
Après un petit brin de toilette, nous allons tous manger dans un rade sympa de la rue Zitoun el-kebir (la Grande-Rue des Olives). Magali, partie la veille au matin de Tagmoute avec Jodi, nous rejoint avec son copain aveyronnais Julien, trapéziste de son état, en résidence à Marrakech pour quelques semaines. Surprise : je le reconnais, il faisait partie de la Compagnie du P'tit Vélo.
Nous saluons les fanfarons qui prennent l'avion en début d'après-midi.
Après une sieste trop courte, j'accompagne les Caron au souk, où Emma veut acheter un bendir. Je ne retrouve pas la boutique où j'avais marchandé celui que je destine à Eric, elle doit être fermée ce samedi, mais ça nous permet de nous perdre dans le sympathique dédale des ruelles et des cours, de visiter (une deuxième fois pour moi) la medersa Ben Youssef, et à Emma de trouver ce qu'elle veut, et plus encore, en s'initiant aux plaisirs du marchandage.
Au crépuscule, beaucoup de monde sur la place Jemaa el Fna, où Philippe nous paye un verre de jus d'orange. Nous mettons un bon moment avant de retrouver le riad par les petites rues du quartier des hôtels – dont beaucoup sont des impasses, ce qui retarde considérablement notre progression.
La fanfare brûle ses dernières cartouches sur le toit du riad, où on boit l'apéritif en attendant le plan du soir, dégotté par Isabelle avec l'aide précieuse et les contacts locaux d'Ayoub, et Jean-Louis qui, chacun de son côté, a demandé et obtenu l'autorisation de jouer sur l'esplanade de la mosquée de la Koutoubia, après le dernier prêche.
Chemin faisant, nous ne passons pas inaperçus avec nos instruments, dans la foule des chalands et des flâneurs.
Arrivés devant la Koutoubia, nous attendons la fin de la prière du soir pour dégainer, devant un public exclusivement marocain, qui se rapproche et se bouscule à nous toucher, nous jouons très près les uns des autres, en protection, pavillons hauts pour éviter les coups dans les dents. Romain nous dirige très efficacement aux maracas, et nous y mettons la ferveur, les gens nous applaudissent chaleureusement – ce sont surtout des jeunes, ils reconnaissent « Youm Malqaq » et chantent avec nous. Ah, ça fait du bien !
Retour à l'hôtel pour y déposer les instruments, avant une longue errance à la recherche d'un endroit sympa où manger. Mais le restau de la Grande Rue des Olives est fermé, les trucs à touristes avec pestacle ne nous intéressent pas, il y a du flottement dans l'air entre les partisans de différentes solutions – égoïstement je m'en fiche, pour moi l'année s'est terminée hier soir à Tagmoute, je suis content, zombie hilare ivre de sommeil...
La troupe finit par se poser dans un bar à frites de la place JEF éclairé au néon et ouvert à tous les vents – et surtout au froid de la nuit. Mais qu'importe, le nez qui pique vers mon assiette je suis heureux, mais heureux !
C'est au riad que nous nous souhaitons la bonne année à minuit, sous le lustre de l'entrée en guise de boule de gui, en dégustant des gâteaux marocains achetés dans une pâtisserie de la grande rue piétonne. Peut-être celle d'Abdou, qui y a fait fortune et qui y emploie plusieurs salariés ?
Me couperai-je les cheveux en 2012 ? C'est sur cette grave question existentielle que je m'endors comme une brute, à minuit cinq...
J7 el-hedd – Marrakech
Voilà, c'est la fin, tout à l'heure nous reprenons l'avion, qui pour Barcelone, qui pour Lyon, qui pour Marseille...
Avec Anna, nous profitons jusqu'au bout de Marrakech. Isabelle nous accompagne au jardin Majorelle dont les allées sont encore presque désertes à cette heure matinale, quelle beauté !
Mais ce n'est rien à côté de ce qui nous attend dans le petit musée berbère du parc, consacré à l'art berbère, et qui vient tout juste d'être inauguré. La salle des bijoux est à vous couper le souffle ! Je capte une conversation d'Isa avec un employé du musée, c'est passionnant, tout comme les explications très claires sur la culture berbère, ses liens ancestraux avec le judaïsme, j'y resterais des heures - et d'ailleurs je crois qu'Isabelle y est toujours, en tout cas c'est là qu'on l'a laissée pour reprendre un taxi pour le riad après avoir retrouvé Jean-Marc dans le jardin, maintenant surpeuplé.
Les valises sont bouclées, il nous reste encore une demi-heure avant de filer pour l'aéroport : juste le temps d'avaler une soupe marocaine et un dernier thé avec ma petite Anna dans une tranquille petite rue voisine, où les façades ocres qui se détachent sous le bleu du ciel m'envoient une bouffée de Tagmoute, je me revois à Marrakech il y a trente ans, la rue se brouille et mon coeur fait ting ting ting, ting ting ting ...
Philippe